Comment est né le projet Vertigo – Infinite Screen ?
AROTIN & SERGHEI Comme le titre l’indique, ce projet s’inscrit dans notre cycle Infinite Screen, un projet d’art work-in-progress qui observe et questionne l’idée de l’infini par rapport à la surface visible de notre monde – et plus concrètement, par rapport à nos écrans – dans un contexte philosophique et architectural changeant.
La surface noire de nos écrans numériques est un lieu où toutes les notations et informations visuelles surgissent, se transforment et disparaissent sans cesse, contrairement au papier blanc sur lequel chaque signe, une fois noté, reste à sa place. Ce phénomène de fluctuation et de superposition d’information est fascinant et effrayant à la fois, il change notre manière d’observer le monde, les phénomènes, la perception des lieux, les rencontres, etc. Les impulsions des cellules de lumières qui créent pour nous aujourd’hui toute information visuelle nous parviennent en quantité et à une fréquence vertigineuses. C’est ce phénomène que nous observons dans notre Infinite Screen. Recréant ces impulsions de cellules de lumières rouges, bleues et vertes à grande échelle, à taille humaine, c’est un cycle infini de portraits imaginaires de sources lumineuses, entre aveuglement et disparition. Dans nos œuvres, nous ralentissons la fluctuation à l’extrême, nous y effaçons tout contenu et « inondons » de lumière les surfaces noires de nos écrans artificiels. C’est avec ces cycles d’images, que nous appelons « Light Cells », que nous construisons nos installations de grande taille, en créant un élargissement de l’espace perceptif.
À travers nos plateformes de productions à Berlin et à Paris, et en coopération avec des musées, des galeries et des festivals comme la Biennale de Venise, la Ars Electronica, la Fondation Beyeler et le Kunsthistorisches Museum de Vienne, nous avons réalisé de nombreuses œuvres et installations. Infinite Screen est ainsi devenu un work-in-progress « infini », une plateforme de création qui intègre aussi des collaborations passionnantes avec d’autres créateurs et inventeurs.
Ainsi, depuis 2012, nous avons traité via notre Infinite Screen, des points de vues et des sujets aussi variés que « la naissance de la perspective et la construction du point de fuite dans l’architecture de Alberti et peinture de la Renaissance de Mantegna », qui se trouvent tout au début de toute représentation tridimensionnelle du corps humain, les questionnement philosophiques de Ludwig Wittgenstein, les concepts de synesthésie de Scriabine. Nous avons également créé une Tour de Babel digitale de 1 200 m2, telle un gigantesque radar perpétuel, un dialogue fictif avec le langage pictural de Monet au Festival à Giverny et, à Guerlain Paris pour la FIAC, en coopération avec un ingénieur/inventeur d’un nouveau système de mesure de temps, la Infinite Time Machine, composition en 6 écrans qui génère éternellement du temps libre…
Dans le flux de ces recherches et réflexions, Vertigo – Infinite Screen est une réflexion sur la métamorphose vertigineuse des significations et de la perception des signes dans le contexte des « écrans infinis » de notre temps. Tout comme les personnages du film de Hitchcock, nous sommes aujourd’hui tous continuellement exposés à une fluctuation, mutation et superposition d’informations sur un fond vide et obscur… Notre installation immersive qui déconstruit la dramaturgie linéaire et l’unité de l’image. Nous poursuivons le travail engagé en termes de spatialisation avec les portraits lumineux Light Cells et Truth Possibilities (hommage à Ludwig Wittgenstein). Cette installation se décline en deux versions : une première, la version d’exposition, qui s’étend dans le temps et l’espace, et qui permettra au spectateur de s’approcher, de traverser, d’y pénétrer, de se perdre dans le labyrinthe et, peut-être, de s’y retrouver ; et la version plus expérimentale et théâtrale, accompagnée de la performance des musiciens et avec animation en temps réel
Brice Pauset De mon côté, cette pièce assez vaste fait partie d’une constellation de six pièces de durées variables, qui dressent chacune un portrait de notre temps historique particulier en en présentant un des aspects qui le rend justement si particulier. La première pierre était mon opéra Strafen (les Châtiments), d’après Kafka. Suivent deux pièces cousines, qui ont recours au même instrumentarium, et à la même disposition spatiale (en six groupes). Avec une grosse différence : dans Vertigo, en référence au film de Hitchcock, s’ajoutent des images et de l’électronique tandis que dans l’autre, consacrée à la question du narcissisme contemporain, c’est une voix parlée qui se surimpose à l’ensemble.
Dans cette pièce-ci, je voulais développer une réflexion sur la question de la jonction entre l’image narrative (ou le cinéma) et la psychanalyse. Je m’intéressais tout particulièrement aux relations de l’image avec différents archétypes qui, juxtaposés et sédimentés, font que l’image en mouvement (le cinéma) se fige dans une forme de formalisme, au point d’aboutir à une impossibilité d’interprétation. Au cours de mes recherches préliminaires, je me suis plongé notamment dans la lecture de Slavoj Žižek, et je me suis dit que le film Vertigo, de Hitchcock, me fournirait un cadre tout trouvé pour enclencher le processus de réflexion.
Pourquoi ?
B.P. Plusieurs aspects. D’abord la récurrence, dans le film, de l’effet Pygmalion (le fait de vouloir recréer le personnage de Madeleine [l’épouse dont on veut se débarrasser] à partir de celui de Judy [sosie de la victime et complice de fait du meurtrier, plus tard repentante]). Ensuite, Hitchcock y dévoile une forme visionnaire de la symbolique des couleurs, qui se démarque totalement des modèles de l’époque, pour se concentrer sur les couleurs qui sont devenues entretemps les couleurs fondamentales du numérique.
Il y a aussi la question de l’inefficience calculée : voilà un film qui donne la clef du problème une demi-heure avant la fin ! Cela me renvoie à l’une de mes préoccupations compositionnelles, puisque je travaille beaucoup sur des formes fonctionnellement bancales – ou en tout cas fonctionnellement dysfonctionnelles – : c’est-à-dire qu’elles produisent une tension esthétique et dramaturgique, mais leurs mécaniques internes se dérèglent et les font sortir des convenances.
Enfin, il y a la question de la rupture stylistique au milieu du film, où coexistent un monde très ancré sur la symbolisation et un autre, beaucoup plus « baroque tardif » et fantomatique. Il s’agit alors pour moi de trouver des agencements sonores qui permettent de laisser des traces de cette matière première et de tous ces aspects. Du point de vue du travail compositionnel, j’ai voulu remettre à plat l’usage normé des instruments et leurs techniques dérivées accumulées au cours du dernier demi-siècle – tout en accordant un soin particulier au hiatus entre l’effectuation sonore des techniques dérivées, qui ne peut se faire dans des nuances ténues (de par l’histoire du développement des instruments). Tous les bruits de frottement sur des instruments à cordes ont été préenregistrés pour les faire dialoguer à volume égal avec des matériaux normés, produits en direct sur scène. À cela s’ajoute encore le travail de spatialisation, un travail que je fais depuis longtemps et qui doit beaucoup à Emmanuel Nunes. Je reprends pour l’occasion un dispositif assez ramassé que j’utilise depuis plusieurs pièces : deux couronnes de cinq haut-parleurs à deux hauteurs différentes, avec une présence azimutale à deux voix.
Comment s’est passée la rencontre avec AROTIN & SERGHEI ?
B.P. Quand je me suis aperçu que, pour cette pièce, j’avais vraiment besoin d’images, mon dévolu s’est aussitôt porté sur eux : je voulais des artistes qui prennent l’image au sérieux, et savent comment elle fonctionne. Interdisciplinaire ne doit absolument pas signifier abandon de la notion de compétence. Je suis leur travail depuis un moment, j’avais été particulièrement impressionné par un projet mené avec le Klangforum Wien. Nous nous étions revus ensuite à Genève, à l’époque où je m’occupais de l’Ensemble Contrechamp. Notre relation a tout de suite été très amicale et fructueuse.
A&S Nous nous sommes toute de suite trouvés des atomes crochus, et avons commencé à parler du langage des couleurs dans Vertigo, et des transformations de la surface de l’image dans le temps…
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