Un entretien avec Andrew Gerzso
Répons, le grand oeuvre de Pierre Boulez réalisé à partir des années 1980, marque un geste fondateur pour la création musicale, pour l’électronique et pour l’Ircam. L’ampleur exceptionnelle de sa genèse ne laisse rien au hasard, ni à l’indécision. Retour sur un chantier grand ouvert, auquel a contribué Andrew Gerzso qui travaillait aux côtés du compositeur, dans les studios et les salles de concert.
Pierre Boulez avait-il en tête l’expérience de Poésie pour pouvoir lorsque vous avez amorcé le chantier de Répons ?
Nous avons en effet regardé cette oeuvre ancienne, conçue plus de vingt ans plus tôt. Pierre était resté toujours très critique, très insatisfait et éloigné de ce type d’électronique par nappes entourant la voix du récitant sur la bande. Très rapidement, il a considéré que nos propres tests de synthèse de la voix dans les studios de l’Ircam, donnaient un aspect "science-fiction", et constituaient un matériau très peu maniable. De façon générale, la voix était compliquée, car notre oreille distingue aussitôt les artefacts. Son désir absolu aurait été celui d’une synthèse de la voix en cohérence avec le raffinement de l’écriture musicale, bien plus articulée et plus segmentée que les habituelles trames de l’électroacoustique. Cela aurait pu se réaliser bien plus tard, dans les années 2010 avec la maitrise de la synthèse concaténative par exemple, mais pas au moment de l’élaboration de Répons. Pierre a alors complètement abandonné l’idée de revisiter Poésie pour pouvoir, la voix a disparu de son champ et il s’est concentré sur tout autre chose.
Mais de l’expérience de Poésie il reste dans Répons, l’invention d’une disposition originale dans la salle de concert. Toute l’idée part de là : le rapport de l’individu au collectif, du soliste au "choeur", en l’occurrence ici l’ensemble instrumental qui joue au centre de la salle. C’est une alternance et un dialogue comme dans les grandes formes responsoriales de la Renaissance. Le style "polychoral" se reflète aussi dans certaines architectures célèbres – ainsi les cori spezzatti (choeurs séparés) dans le plan byzantin de San Marco de Venise. Mais il y a un autre contexte qui a nourri profondément toute l’idée de Répons : l’expérience de Bayreuth où Pierre Boulez dirigeait le Ring à partir de 1976. En est sorti l’ambition de la grande forme et l’ambition harmonique.
Installation du dispositif de Répons, Avignon en 1988 © Dominique Darr
Tout le travail pré-compositionnel se retrouve là. Avant Répons, on a pu reprocher à Boulez de n’écrire que des oeuvres courtes. Après Répons qui n’a cessé de croître, le reproche est tombé de lui-même. Outre la grande forme wagnérienne, Bayreuth correspond aussi à l’expérience d’un effet acoustique exceptionnel. La fosse est couverte, il n’y a pas de sons directs. Cette sensation a certainement joué dans les options et choix de Répons. La meilleure façon de réaliser l’oeuvre, c’est précisément de la jouer avec une grande distance entre l’ensemble au centre et le public, entre ce public et les solistes à la périphérie.
Vous avez parlé de l’exigence particulière de Boulez quant à l’électronique. Il y a donc eu des attentes, des défis concrets tout au long de cette élaboration ? Comment caractériser après coup, l’électronique boulézienne?
Il y avait de sérieux problèmes à surmonter ! Par exemple, inventer un vocabulaire des transformations sur la station informatique 4X, et ce fut une très longue élaboration. L’obsession du compositeur n’était pas tant directement technologique que celle du "temps réel" pour retrouver et rencontrer avec le monde électronique, le geste même de l’instrumentiste. Le reproche principal et constant de Boulez à l’électronique de l’époque fut le manque de discrétisation, les fameuses nappes sonores, et le manque de souplesse dans son déroulement à cause du temps mécanique de la bande magnétique. Il n’aimait ni les trames ni le continuum, car il avait une prédilection pour la note. Cette approche "discrète" dégageait les timbres et les halos comme résultats, non pas comme point de départ. Son approche a toujours été instrumentale, et l’électronique l’est restée également. Il n’a jamais voulu adopter la synthèse sonore, restant fidèle à cette proximité instrumentale.
Dans les premières hypothèses de travail, nous avons opté pour des sons à caractère percussif pour la précision du traitement électronique. Il y avait le piano et toutes les percussions. Il en est resté un univers "percussif" qui évoque, par exemple, les cycles rythmiques des gongs de la musique balinaise (Kebyar). Cela a donné lieu à un passage caractéristique dans Répons qui dérive de Messagesquisse pour 7 violoncelles, écrit juste auparavant.
Pierre Boulez © Jean Radel
Dans d’autres passages, on perçoit ce que Pierre nommait le "wallpaper", le papier peint mural, en l’occurrence l’électronique projetée par six haut-parleurs. Le papier peint n’est pas destiné à être regardé directement mais il est pourtant bien présent. Quand l’un des solistes joue, on entend le son de drone en proportion directe avec le jeu de l’instrumentiste. C’est donc son ombre électronique. Il existe aussi un passage frappant avec un curieux effet de "gyrophare". Au lieu que le son soit capté, transformé et le résultat spatialisé (ce qui se passe la plupart du temps), la machine va "écouter" à tour de rôle les solistes (harpe, vibraphone, cymbalum, etc.), pour les transformer successivement. A un autre moment, la machine pourra produire 2, 3, ou 4 délais, selon un choix de l’algorithme. Ce type de choix de la machine, "ouvert", reste toutefois très localisé.
Les traits multiples, les tracés fréquemment brouillés dans Répons, peuvent faire songer au modèle de Paul Klee. Ses oeuvres picturales et ses cours au Bauhaus ont fasciné et toujours stimulé Boulez. Il n’y a aucun angle droit simple, aucune figure simplifiée, tout est suggéré par une multitude de petits éléments. "Klee et son chien", c’était l’image pour signifier ce brouillage des lignes dans l’électronique : imaginez un promeneur avec son chien en laisse qui suivra grosso modo la trajectoire générale. Nous n’avons pas un tracé géométrique immédiatement identifiable, mais une figure qui va se dégager de ces multiples traits. Boulez souhaitait que celui qui écoute soit convaincu d’une règle à l’oeuvre, mais ne voulait pas donner trop facilement la clef de cette règle.
Il vaut éviter la confusion parmi ces profusions de détails, et c’est toujours une question d’articulation et de l’équilibre des composants musicaux. L’interprétation s’avère donc essentielle : le critère de réussite est la recherche des équilibres, dans l’électronique également ! Il nous a fallu des années pour pouvoir travailler rapidement dans les répétitions et avoir une méthodologie de calibration, avec des repères spécifiques et solides, dans des acoustiques très diffèrentes. On gagne ainsi en prévisibilité malgré la fragilité et l’incertitude du temps réel. Dans le jeu avec l’électronique il faut aussi pouvoir "surfer sur la vague", et s’adapter à ce qui se passe dans la réalité du concert.
Répons serait tout à la fois les vitraux dans la cathédrale et la cathédrale elle-même, dont on ne pourra jamais voir, ni saisir chaque détail, dans l’instant. Beaucoup dépendra de notre position dans la salle, de notre mémoire et de notre anticipation, de l’interprétation et de l’acoustique. Comment est née cette forme et cette image souvent invoquée par Boulez, de la « spirale » ? Après l’avoir jouée et l’avoir traversée si fréquemment, comment l’entendez-vous maintenant ?
L’approche de la grande forme a fonctionné par ajouts successifs : au début, Répons s’arrêtait après la fin de la partie "balinaise" avec les "gongs électroniques". La coda de l’extrême fin est le miroir de la première entrée des solistes avec l’électronique, en exploitant le même principe d’écriture. Dans la seconde section de Répons, les délais se présentaient de façon plus resserrée. Premier effet de miroir. Le début et la fin indiquent l’arche, sans symétrie exacte. La forme n’était pas préméditée totalement. Il faut aussi comprendre que l’oeuvre était un chantier toujours ouvert. Au fur et à mesure des exécutions et des écoutes, de nouvelles dérives, de nouvelles transformations sont nées. C’est aussi cela la forme-spirale : le temps de la genèse, le temps des exécutions, le temps des écoutes successives et des modifications éventuelles.
Ainsi à partir d’une spatialisation assez basique, nous avons peu à peu atteint un véritable raffinement de l’espace. La première section a été revisitée au moins trois fois. D’une certaine façon, le processus a consisté à s’éloigner d’une complexité inutile pour tendre vers une forme d’évidence ou de simplicité. Chaque fois qu’elle était jouée, l’oeuvre montrait une nouvelle facette, également au compositeur et au chef d’orchestre. Parmi les moments auxquels je reste le plus attaché, il y a toujours l’entrée mémorable des solistes et de l’électronique avec l’écriture réalisée à base de délais. Ce sont des arpèges d’arpèges d’arpèges, ou les délais sont eux-mêmes "arpèges". Un déploiement infini.
Concert de Répons à New York en 2017 © Luc Hossepied
J’aime aussi cette partie où le chef enjoint la musique par ses signes, dont le résultat va dépendre de chaque salle – c’est une forme de clin d’oeil à Éclats. Et puis naturellement je songe à la toute fin de l’oeuvre. Dans l’idée de Pierre, Répons qui dure aujourd’hui 45 à 50 minutes, aurait pu doubler en durée, et constituer une soirée entière. Il imaginait trois ou quatre sections supplémentaires qui auraient précédé cette coda. Nous en parlions jusqu’en 2011. Et il y avait toutes les potentialités offertes par la synthèse spectrale, nous y travaillions : entrer dans l’intérieur du son, agir alors comme un microscope. Cette réalisation finalement n’existera pas. La fin de Répons, comme celle d’Anthèmes II pour violon et électronique, n’est pas du tout un point de surplomb, de conclusion, d’arrêt, mais bien davantage un état ouvert et provisoire.
Tout est donc définitivement provisoire.
Propos recueillis par Frank Madlener
Extraits des œuvres de Pierre Boulez
- Répons de Pierre Boulez, 1982 (enregistré à l'Ircam, 2016)
- Anthèmes II de Pierre Boulez, 1997